Le logiciel libre : remède pratique à l'opacité des algorithmes

Dans un texte au Devoir du 12 janvier[1], le chercheur Yves Gingras soulevait la question fort pertinente de l'opacité des algorithmes utilisés par les services numériques auxquels nous sommes de plus en plus habitués dans notre société (par exemple Uber). Le sujet était à nouveau discuté à l'émission de radio Médium large le 14 janvier[2]. Cet enjeu nous interpelle en tant que citoyens et militants de l'informatique libre.

La philosophie du logiciel libre, croyons-nous, jette une lumière essentielle sur les enjeux du numérique et, espérons-le, aidera le public québécois à s'y retrouver un peu mieux.

M. Gingras nous invite à exercer un «contrôle social» sur les algorithmes de décision, véritables «boîtes noires» dont on ignore tout. Nous sommes d'accord. La société a besoin de «programmes [informatiques] que les gens peuvent lire, réparer, adapter, améliorer» en lieu et place des «boîtes noires» que nous offrent les principaux joueurs de l'industrie, nous disait Richard Stallman, le fondateur du mouvement pour le logiciel libre, dans un essai de 1994[3]. En effet, si nous désirons exercer un contrôle social adéquat sur les algorithmes, il nous faudra non seulement considérer les lois, les règlements et les institutions, mais aussi le code source des logiciels au moyen desquels les algorithmes sont mis en œuvre. Malheureusement, le code source des logiciels est généralement caché de la vue des utilisateurs par une exploitation abusive du droit d'auteur de la part des développeurs, typiquement les entreprises qui en sont propriétaires. Le logiciel libre fait exactement le contraire, en exploitant le droit d'auteur de façon à protéger les libertés des utilisateurs contre les abus potentiels des développeurs.

Hypothétiquement, on peut très bien imaginer la communauté des utilisateurs d'Uber (le service en ligne) évoluant indépendamment de l'entreprise Uber, de son modèle d'affaires, de ses pratiques, de son choix d’algorithmes. Que ferait la communauté Uber (les transportés, les transporteurs, les développeurs et les opérateurs techniques) si le service en ligne n'avait pas de propriétaire, qu'il était la chose commune de tous ? Bien des scénarios sont possibles. Parmi ces scénarios, plusieurs qui sont éthiques, légaux et très avantageux autant pour les utilisateurs du service que pour la société en général. C'est le manque de liberté qui empêche la matérialisation des meilleurs scénarios que nous pourrions concevoir.

L'opacité des logiciels, il est facile de s'en rendre compte, a occasionné, occasionne et continuera d'occasionner des abus de toutes sortes. Depuis l'Affaire Snowden, ce sont les abus relatifs au droit à la vie privée (surveillance de masse) et au droit à la liberté d'expression (censure) qui attirent le plus l'attention du public. Cependant, il faut bien comprendre que la liste des abus possibles au moyen d'un logiciel gardé secret est très longue. Elle ira en s'allongeant au cours des prochaines années, en cette époque où «le logiciel avale monde».

Selon nous, le domaine de liberté protégé par les licences de logiciel libre est absolument nécessaire à la société de l'information dans laquelle nous vivons au 21e siècle. Des utilisateurs qui revendiquent le respect de leurs libertés peuvent s'unir, se protéger contre les abus et se donner les moyens de choisir les algorithmes qui traitent leurs données.

Ce qui peut être fait sur le plan individuel et collectif

Prôner le logiciel libre est plus facile à faire que de migrer, individuellement et collectivement, vers les alternatives libres, dont les offres commerciales ou pas sont souvent trop peu connues du grand public. Pourquoi la migration est-elle parfois difficile ? Parce que les logiciels privateurs de liberté, préinstallés sur la plupart des appareils numériques, rendent leurs utilisateurs captifs. Parce que les consommateurs commencent tout juste à réclamer des appareils numériques[4] et des services numériques[5] qui respectent leurs libertés et leurs droits fondamentaux. Parce que les pratiques des services de TI de nos organismes publics changent très lentement et que les petites entreprises n'ont pas d'expertise numérique interne.

Sur le plan individuel, ce qu'on peut faire de mieux c'est de faire le choix éthique du libre lorsque vient le temps d'acheter un appareil ou de s'abonner à un service. Il y a toute une industrie du numérique éthique à bâtir et comme pour l'industrie des aliments biologiques et équitables, il faudra des consommateurs conscientisés et des entrepreneurs sociaux pour y arriver.

Sur le plan politique, il y a une panoplie de mesures possibles pour favoriser notre appropriation collective de l'informatique libre. En voici quelques unes, tirées de documents que nous avons déjà produits ou bien inspirées par le débat public français autour de l'adoption du Projet de loi pour une République numérique[6] :

  • Donner la priorité aux logiciels libres et aux standards ouverts de façon générale dans tous les projets numériques de l'État à tous les niveaux de gouvernement
  • Adopter des principes, une norme et un manuel pour la conception et le design des services publics numériques, à l'instar du Royaume-Uni
  • Faire reconnaître par la loi québécoise et la loi canadienne que les fichiers du code source des logiciels utilisés par l'État dans la livraison des services publics sont des documents auxquels les citoyens ont droit d'avoir accès
  • Soutenir la croissance des industries du numérique libre et ouvert par des mesures concrètes de soutien aux entreprises, aux organismes sans but lucratif, à l'éducation, l'enseignement supérieur, la recherche et la formation professionnelle des secteurs concernés
  • Mettre sur pied une enquête publique indépendante sur la gestion de l'informatique au sein de l'État québécois

Mathieu Gauthier-Pilote, président
Pour le conseil d'administration de FACIL


1. http://www.ledevoir.com/societe/science-et-technologie/459947/uber-et-le-necessaire-controle-social-des-algorithmes

2. http://ici.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2015-2016/chronique.asp?idChronique=394835

3. https://www.gnu.org/philosophy/why-free.fr.html

4. https://www.fsf.org/resources/hw/endorsement/respects-your-freedom

5. https://degooglisons-internet.org

6. https://www.lafabriquedelaloi.fr/articles.html?loi=pjl15-republique_numerique


Une version plus courte de ce texte est parue dans Le Devoir du 29 janvier 2016.

 

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